lundi 30 septembre 2013

Critique Musicale: Eric Legnini and the Afro Jazz Beat - Sing Twice ! (2013)





Eric Legnini : esquisse biographique et musicale

Coucher sur le papier la notice biographique d’un individu, fut-ce uniquement dans ses grandes lignes, et donc d’une manière des plus succinctes, reviendrait presque à accepter d’emboiter le pas au dit individu et de devenir, par le biais de la rédaction, le réceptacle d’un parcours, d’un itinéraire des plus personnels. Celui d’Eric Legnini, fondateur est leader du trio du même nom, nous emmène de son Italie originelle à la France, pays l’ayant définitivement reconnu pour son travail parmi les valeurs sûres du Jazz contemporain, en passant évidemment par sa Belgique natale ou les terres d’outre-Atlantique.

C’est le 20 février 1970 qu’Eric voit le jour dans la ville de Huy, une localité située aux environs de Liège, dans le royaume de Belgique, au sein d’une famille d’émigrés italiens. Le jeune garçon s’intéresse très tôt à la musique, ce qui se traduira par l’apprentissage du piano, débuté dès l’âge de six ans. L’initiation au Jazz marquera elle son adolescence. L’année 1988, celle de sa majorité, est celle de l’exil, le jeune homme quittant le Plat Pays pour prendre la direction des Etats-Unis d’Amérique du Nord, désireux qu’il était à l’époque d’approfondir et d’enrichir sa connaissance personnelle du Jazz et de ses différents styles ou diverses expressions.

Son retour sur le vieux continent se fera deux ans plus tard et le verra regagner son pays pour s’installer cette fois à Bruxelles. Il y enseigne en tant que professeur de piano du département de musique Jazz au sein du Conservatoire Royal De Musique. C’est là-bas qu’il fera une rencontre majeure, voire déterminante, pour la suite de sa jeune carrière, celle de Jacques Pelzer. L’opus Never Let Me Go, signé par Jacques Pelzer, en résultera et marquera ainsi une première concrétisation discographique.

L’année 1990 voit paraitre les premiers efforts discographiques étiquetés par le trio d’Eric Legnini. Paraitront successivement les albums Essentials et Natural Balance. Ces disques se verront suivis dès 1993 par une galette nommée  Antraigues et en 1995 par une nouvelle parution cette fois appelée Rythm Sphere. La décennie qui s’ouvre alors verra cette formation se forger une réputation et attirer l’œil, et les oreilles, du public de même que l’attention particulière de leurs paires dans le milieu Jazz de l’époque.

Dans les années qui suivrons, Eric Legnini et/ou son trio trouverons l’occasion de croiser et de jouer avec, entre autres : le trompettiste Flavio Boltro , le saxophoniste Stefano Di Battista, le batteur Aldo Romano, le Belmondo Quintet, John Ruocco, Félix Simtaine, Michel Hatzi, Dré Palemaerts, Emanuel Cisi, Toninho Horta, Philippe Catherine, Serge Reggiani, Hein van de Geyn, Marcia Maria, Jacques Pelzer, André Ceciarelli, Éric Le Lann, Paco Sery. Legnini officiera même comme pianiste sur l’ultime album de feu Claude Nougaro, témoignage de sa richesse, de sa diversité artistique et stylistique et gage d’éclectisme de la part du pianiste.

Suite à la parution de l’album Rythm Sphere il nous faudra patienter pas moins d’une décennie pour voir arriver dans les bacs l’opus appelé à lui succéder. C’est en effet en 2005, et sur le label d’origine amiénoise Label Bleu, que parait Miss Soul. Miss Soul vaudra à son auteur une première récompense des plus significatives : Un « Octave de la musique Jazz », décerné en 2006.

L’album Miss Soul se veut le premier volet d’une trilogie qui se verra poursuivie deux ans plus tard par la publication de l’L.P. Big Boogaloo pour enfin connaitre son épilogue, le disque Trippin’, paru lui en 2009.

2010 est synonyme de changement au sein du trio, le contrebassiste Thomas Bramerie faisant son arrivée. Quelques une des premières sessions d’enregistrement de la nouvelle formation donneront naissance à ce qui devra figurer au cœur de l’album Ballads, cet album sur lequel le trio revisite l’essence de ce qu’est la ballade Jazz par l’intermédiaire des standards du genre ou de leurs propres compositions. Ce matériel enregistré en 2010 donc, ne se verra commercialisé qu’au cours de l’année 2012.

Une collaboration : Eric Legnini Trio and the Afro Jazz Beat

C’est au cours de l’année 2011 que parait The Vox, album marquant le début d’une collaboration entre le Trio de Legnini et la formation de l’Afro Jazz Beat. Un disque à la croisée des chemins, des univers, des cultures surtout. Véritable résultante des brassages entrepris entre les cultures et musiques originaires d’Europe, d’Amérique du nord et d’Afrique. De ce melting-pot sonore, et comme le titre de l’œuvre nous l’indique sans détour, la voix tire son épingle du jeu. Eric Legnini confiait ainsi : “Avec la voix, tout devient plus clair, plus lisible. Au premier degré.”  Avions nous droit, avec The Vox, à une recherche de la « pureté originelle » à travers l’exploration musicale et vocale du Jazz ? Le résultat gravé sur disque est en tout cas largement et logiquement salué, tant par la critique que par le public. Cet opus, se singularisant par la voix soul de la chanteuse Krystle Warren, vaudra à Legnini une victoire de la musique Jazz pour « l’album instrumental de l’année » et lui permettra d’accroitre du même coup sa notoriété et sa reconnaissance. Notons également que cet opus est le premier de Legnini à être labélisé Discograph, un label de Jazz français indépendant.

Sing Twice : sillon et nouvelles explorations musicales

Passé le succès de l’album The Vox, Eric Legnini et ses comparses nous reviennent donc en ce début d’année, Sing Twice est disponible depuis le 29 janvier dernier, avec une nouvelle livraison. Si l’on considère le communiqué de presse accompagnant le disque, ce recueil de nouvelles compositions s’inscrit dans la droite ligne du travail effectué précédemment. Le titre de l’œuvre tend à nous en assuré : Sing Twice ! fait explicitement écho au titre de son prédécesseur, The Vox. Nous nous trouvons donc ici face à une suite qui voit Legnini creuser son sillon, poursuivre plus avant encore ses explorations musicales sur le chemin emprunté une année auparavant.

Notre homme est toujours accompagnés des mêmes musiciens, nous retrouvons à ses côtés Franck Agulhon derrières les futs et Thomas Bramerie à la contrebasse. Les membres de l’Afro Jazz Beat, eux aussi, prêtent de nouveau leur concours. Mais sur ce disque nouveauté il y a car nous avons cette fois à suivre non pas une mais trois voix bien distinctes tout au long de l’écoute du disque, Eric Legnini ayant convié trois vocalistes pour l’occasion.

Le premier d’entre eux est Hugh Coltman, qu’Eric a croisé dans les coulisses de l'émission One Shot Not, présentée par le batteur Manu Katché et diffusée à l’époque sur Arte. Eric conviera le chanteur anglais lors d'un concert à l'automne 2011. Il confiera au sujet de ce dernier : “Il apportait une tournure plus blues, plus soul, plus Stevie.”  Hugh deviendra par la suite membre à part entière du groupe. Ainsi Coltman apporte sa touche indéniable en co-signant et interprétant pas moins de trois des dix thèmes composants Sing Twice !. Son timbre singulier se rapprochant d’un falsetto blues, et, toujours selon le communiqué de presse, fournissant à l’album sa teinte principale, à savoir, une musique Jazz fortement colorée de Soul aux accents des plus Pop. 

Nous croiserons ensuite les voix de deux chanteuses, singulièrement différentes, celle de la Malienne Mamani Keita, nous livrant une performance s’inscrivant dans le registre de la musique Afro Funk, et celle de l’Américano-Japonaise Emi Meyer qui elle œuvrera dans le registre de la Folk Music. Tout comme Coltman, les deux femmes sont créditées en tant que co-auteurs des titres sur lesquels leurs voix furent posées.
La volonté de Legnini de faire appel à des chanteuses si différentes dans leur style et leur exécution se fonde sur la finalité du travail entamé sur The Vox. Ainsi, par exemple, au sujet de la présence de Mamani Keita sur le disque, il nous éclaire :

“Avec Mamani, j'ai réussi à achever ce que j’avais entamé sur The Vox. L'Afrique très présente est cette fois incarnée par cette griotte qui habite avec une intense énergie les deux titres que je lui ai proposés. Quant à Emy, elle offre un autre point de vue, plus clairement folk pop.”

Eric Legnini s’est aussi confié au sujet du processus de création des différentes compositions de Sing Twice !. La majeure partie des titres est née du travail d’improvisation du trio réalisé lors des concerts, avant de se voir retravaillée et fixés dans leur écrin lors des séances d’enregistrement en studio. Les interprètes venant poser leurs voix en dernier lieu. Il déclare :

“Nous avons peu à peu construit le répertoire lors des balances, puis sur scène. On s'est approprié le répertoire sans la voix, juste tous les trois. La plupart des morceaux sont nés ainsi, puis je les ai peaufinés pour chacun. Quand Hugh a posé des paroles sur les siens par exemple, ça a forcément changé les inflexions.” De cette première couche, élaborée en direct, il reste cependant la vibration organique. Ces morceaux développés en live seront travaillés et retravaillés. “Le but du jeu était de maquetter les titres avec un farfisa, à l'aide d'une simple boîte à rythmes. À partir de cette structure hyperminimale, nous pouvions de nouveau étendre les morceaux, mais pas trop. Il s’agissait de garder le format de la chanson, sans oublier la forme jazz. De toute façon, on joue en studio comme en concert : on se lâche, on prend des risques. Il s'agit d'un trio avec voix. C'est comme un disque que je produirais, au service de la voix mais sans restriction de styles. Je m'autorise des digressions. Le projet n'est pas lissé !
L’enregistrement en lui-même se déroula sur deux jours, entre les 8 et 10 octobre 2012, dans les murs du Studio La Buissonne situé à Pernes Les Fontaines. Le mixage final nécessita  quant à lui un mois de travail. La production et les arrangements divers sont l’œuvre de Legnini. Sur son approche du travail de production, il nous livre ceci :

“Je ne voulais pas réaliser la simple photo de ce que l'on joue sur scène. Toute mon activité de producteur me sert et est très présente jusque dans les choix de fréquences.”

Une telle déclaration donne idée du travail réalisé ainsi qu’elle laisse transparaitre le perfectionnisme d’une bande de musiciens et interprètes chevronnés et tous très aguerris. De tout cela résulte un disque de Jazz au sein duquel finesse et fulgurance se côtoient à parts égales, l’improvisation se déployant toujours dans un écrin des plus ciselé, propre à la musique Pop. De fait, aucunes des compositions de ce recueil ne s’étend sur plus de 4 à 5 minutes.

L’opus s’ouvre fort à propos avec la plage éponyme. Sing Twice ! donne, dès ses premières secondes, à apprécier un travail rythmique mis en valeur par une ligne de contrebasse très  ronde et un gimmick de battre clair servi par une frappe que l’on devine des plus sèches et précises. Le thème joué par Legnini au piano est lui empreint de souplesse et son improvisation ornant le morceau en son milieu ne verse en aucun cas dans la pure démonstration technique ou de virtuosité encombrante, mais ne se dépare  pas non plus d’une vivacité certaine.

Salisbury Plain marque la première apparition sur l’opus de Hugh Coltman au chant. L’Anglais nous délivre une prestation vocale très posée, indéniablement servie par un timbre de voix et un style nous rappelant sans faux semblant, et comme Eric l’a lui-même souligné, un certain Stevland Morris, Wonder pour les intimes…On appréciera également sur ce titre bien orchestré la présence de quelques nappes de synthétiseur incrustées au début du morceau, avant d’entendre le piano se frayer une place de manière assurée dans l’ensemble et que le titre ne s’achève en douceur.

Hugh Coltman est toujours derrière le micro pour nous interpréter Snow Falls, le titre suivant. Nous découvrons un titre au thème fortement empreint de Blues et au sein duquel le chant l’est tout autant, on y percevrait presque des accents plaintifs. Toutefois la voix d’Hugh Coltman épouse parfaitement l’orchestration de ce morceau au rythme lancinant dont la mélodie, à la fois jolie et recherchée, parvient à se détacher.

C’est à Mamani Keita qu’il revient d’officier pour une prestation vocale enjouée sur Yan Kadi. Ici les percussions et les cuivres suivent sans mal le rythme vif et rapide imprimé par la batterie et le ton festif de ce titre se voit lui ponctué par le phrasé si particulier de Legnini.

Le titre Winter Heron permettra d’apprécier l’unique apparition sur l’album de la chanteuse Emi Meyer. Sur ce titre, cette dernière démontre qu’elle n’a rien à envier à aucune autre vocaliste de Jazz de sa génération. Son chant fortement marqué par l’influence directe de la Pop musique est ici bien calibré. Le piano nous livre une improvisation de bel effet, tout en se callant sur la ligne de contrebasse très ronde, miroir d’une maîtrise à la fois de plus techniques et des plus feutrées.

If Only For A Minute rappellera peut être à l’auditeur quelque standards de la ballade Pop. Voilà la troisième, et dernière, occasion offerte à Coltman  pour faire étalage de sa classe, de toute sa maîtrise vocale et technique. Le titre se voit maîtrisé par le groupe de bout en bout et doté d’un équilibre parfait. Un calibrage qui ne manquera pas de rappeler à nos bons souvenirs quelques-unes des pépites que la Pop a pu offrir par le passé. Enfin, sur ce morceau, le piano surgit habilement comme pour évoquer le ton d’une phrase joliment accentuée.

Le jeu purement instrumental reprend ensuite ses droits grâce à la composition Carmingnano. Le thème joué brille de vivacité. Part belle est faite à la section rythmique du groupe. La ligne jouée par Bramerie entre dans un véritable dialogue avec le jeu au clavier de Legnini et les réponses jouées par celui-ci, l’ensemble se déroulant au gré du rythme imprimé de manière plus discrète par Agulhon, avant finalement que le leader ne se libère pour improviser de manière plus libre et en vienne finalement à dominer quelque peu l’ensemble.
Avec le titre The Source le chant de Mamani Keita rend hommage à Africa/Brass, L.P. de Jazz Modal dut à John Coltrane, sorti en 1961, en chantant cette fois sur un rythme plus soutenu et contenu que celui de sa première intervention, non sans qu’une pointe de légèreté pointe ici et là, notamment au travers d’une mélodie particulièrement mise en valeur.

 Sur We Love Shibuya le jeu en trio se voit cette fois au service de l’instrumentation mélodique et pure, sans excès aucun ou quelques fioritures que ce soit. La composition recèle un thème doux et soigné.

L’opus se clôt sur la douceur de l’instrumental Cinecittà, nouveau et agréable dialogue entre la contrebasse et le piano, et adresse finale possible à l’italianité originelle d’Eric Legnini.

« C'est un laboratoire pour qui sait entendre,
Où le jazz reste la matrice,
Et la pop représente le cap. »


*****

Avec ce Sing Twice ! Legnini et ses comparses nous offrent un disque particulièrement riche et très peaufiné, s’inscrivant dans la continuité de ce que nous donnait à entendre The Vox tout en sachant s’en différencier suffisamment, allant du même coup plus avant encore sur le chemin de l’exploration et de l’exploitation musicale. Toutefois, le Jazz qui nous est offert sur cette galette demeure des plus accessibles à l’auditeur et ce, qu’il s’agisse de l’aficionado des styles du Jazz ou du parfait novice en la matière. En cela, c’est indéniablement la facette profondément Pop des écrins musicaux ici réunis qui en est le plus parfait atout. Cette caractéristique purement formelle des morceaux peut être également perçue et appréciée sur des albums comme ceux  que nous a livrés un Jazzman comme le batteur Manu Katché par exemple, l’influence de la musique Pop étant également très présente dans le Jazz joué par ce dernier.
Ainsi, on l’aura compris, Sing Twice ! est paré des atouts de la séduction, une séduction pouvant bien sûr s’étendre au-delà des frontières du Jazz.
Enfin, et en guise de conclusion, laissons une dernière fois  la parole à Eric Legnini :

“Si on écoute bien mon disque, on entendra par derrière beaucoup de joueries jazz, un état d’esprit dans l’interplay du groupe et dans le rapport à l’accompagnement des voix propres à cette façon d’aborder la musique. C'est un laboratoire pour qui sait entendre, où le jazz reste la matrice, et la pop représente le cap.”

Liste des titres :

1.      Sing Twice !
2.      Salisbury Plain
3.      Snow Falls
4.      Yan Kadi
5.      Winter Heron
6.      If Only For A Minute
7.      Carmignano
8.      The Source
9.      We Love Shibuya
10.  Cinecittà



Eric Legnini and the Afro Jazz Beat, Sing Twice !, Discograph, 2013

Xavier Fluet

Publié le : 30/09/2013 par La Gazette De Paris.

Source: La Gazette De Paris

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